L’expropriation des terrains inconstructibles : enjeux juridiques et compensations

Face aux impératifs d’utilité publique, l’État dispose d’un pouvoir régalien lui permettant d’acquérir de force des propriétés privées, y compris les terrains inconstructibles. Cette procédure d’expropriation, encadrée par le Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, soulève des questions juridiques spécifiques lorsqu’elle concerne des terrains frappés de servitudes d’inconstructibilité. Entre protection du droit fondamental de propriété et nécessité de réaliser des projets d’intérêt général, le régime juridique applicable aux expropriations de terrains inconstructibles présente des particularités, notamment en matière d’indemnisation. Cet examen approfondi des mécanismes juridiques, des recours possibles et de l’évolution jurisprudentielle permet de mieux comprendre les droits et obligations des propriétaires confrontés à cette situation particulière.

Le cadre juridique de l’expropriation des terrains inconstructibles

L’expropriation pour cause d’utilité publique constitue une prérogative exceptionnelle de la puissance publique, permettant à l’État ou aux collectivités territoriales d’acquérir autoritairement un bien immobilier. Cette procédure est strictement encadrée par le Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, complété par diverses dispositions législatives et réglementaires. L’article L.1 dudit code pose le principe fondamental selon lequel « l’expropriation d’immeubles ne peut être prononcée qu’à la condition qu’elle réponde à une utilité publique préalablement et formellement constatée ».

Dans le cas spécifique des terrains inconstructibles, le cadre juridique se complexifie en raison du statut particulier de ces biens. Un terrain peut être qualifié d’inconstructible pour diverses raisons légales : application d’un Plan de Prévention des Risques Naturels (PPRN), classement en zone naturelle ou agricole dans un Plan Local d’Urbanisme (PLU), présence dans un site classé ou encore proximité avec le littoral selon la loi Littoral. Cette inconstructibilité, qui affecte significativement la valeur vénale du bien, ne fait pas obstacle à une procédure d’expropriation mais influence considérablement les modalités d’indemnisation.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) exerce une influence notable sur le droit français de l’expropriation. Dans son arrêt Hentrich c. France du 22 septembre 1994, la CEDH a rappelé que toute atteinte au droit de propriété doit respecter un « juste équilibre » entre les impératifs d’intérêt général et la protection des droits fondamentaux de l’individu. Cette jurisprudence européenne a contribué à renforcer les garanties offertes aux propriétaires expropriés, y compris ceux de terrains inconstructibles.

Le Conseil constitutionnel français a lui aussi précisé les contours constitutionnels du droit de l’expropriation. Dans sa décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, il a consacré le principe selon lequel l’expropriation doit donner lieu à une « juste et préalable indemnité », conformément à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cette exigence s’applique pleinement aux terrains inconstructibles, malgré leur valeur marchande généralement inférieure.

Les différentes formes d’inconstructibilité affectant l’expropriation

  • Inconstructibilité résultant d’un document d’urbanisme (PLU, carte communale)
  • Inconstructibilité liée à des risques naturels ou technologiques (PPRN, PPRT)
  • Inconstructibilité découlant de servitudes d’utilité publique (protection des monuments historiques, sites classés)
  • Inconstructibilité issue de législations spécifiques (loi Littoral, loi Montagne)

La jurisprudence administrative a progressivement établi des distinctions entre ces différentes formes d’inconstructibilité, notamment quant à leur impact sur l’évaluation de l’indemnité d’expropriation. Dans un arrêt du 16 novembre 2016, le Conseil d’État a ainsi jugé que l’inconstructibilité résultant d’un plan de prévention des risques naturels devait être prise en compte dans l’évaluation du bien exproprié, contrairement à certaines servitudes d’urbanisme qui peuvent être neutralisées dans le calcul de l’indemnité.

La procédure d’expropriation appliquée aux terrains inconstructibles

L’expropriation d’un terrain inconstructible suit les mêmes étapes procédurales que tout autre type d’expropriation, mais présente certaines spécificités. Cette procédure se déroule en deux phases distinctes : une phase administrative préalable et une phase judiciaire. Chacune comporte des garanties précises pour le propriétaire, particulièrement adaptées au contexte des terrains inconstructibles.

La phase administrative débute par une enquête préalable d’utilité publique. Durant cette étape, l’autorité expropriante doit démontrer que le projet envisagé présente un caractère d’utilité publique et que l’expropriation constitue le seul moyen de le réaliser. Le commissaire-enquêteur désigné recueille les observations du public et émet un avis. Pour les terrains inconstructibles, cette phase revêt une importance cruciale car l’autorité expropriante doit justifier avec une rigueur particulière la nécessité de recourir à l’expropriation plutôt qu’à d’autres solutions moins attentatoires au droit de propriété.

Suite à cette enquête, le préfet peut prendre une déclaration d’utilité publique (DUP) par arrêté. Cette DUP doit être motivée et proportionnée. Comme l’a rappelé le Conseil d’État dans son arrêt « Ville de Limoges » du 28 mai 1971, le juge administratif contrôle si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et les inconvénients d’ordre social ne sont pas excessifs par rapport à l’intérêt que présente l’opération. Ce contrôle de proportionnalité, dit du bilan coût-avantages, s’avère particulièrement minutieux pour les terrains inconstructibles, surtout lorsque l’expropriation vise à réaliser des aménagements légers compatibles avec le maintien d’une propriété privée.

Une seconde enquête, dite enquête parcellaire, permet ensuite d’identifier précisément les parcelles à exproprier et leurs propriétaires. Cette phase se conclut par un arrêté de cessibilité pris par le préfet, qui désigne les parcelles à exproprier et leurs propriétaires.

La phase judiciaire commence avec la saisine du juge de l’expropriation par l’autorité expropriante. Ce magistrat, qui est un juge judiciaire spécialisé, prononce le transfert de propriété par ordonnance d’expropriation. Il fixe ensuite l’indemnité due au propriétaire exproprié. Pour les terrains inconstructibles, cette évaluation suit des règles particulières, prenant en compte la nature et les caractéristiques du terrain, son utilisation effective et les possibilités résiduelles d’exploitation.

Les recours spécifiques aux terrains inconstructibles

Le propriétaire d’un terrain inconstructible dispose de voies de recours adaptées à sa situation particulière. Contre la DUP, il peut exercer un recours pour excès de pouvoir devant le tribunal administratif, en invoquant notamment l’absence de nécessité d’exproprier un terrain déjà soumis à des restrictions d’usage substantielles. La Cour administrative d’appel de Marseille, dans un arrêt du 3 juin 2021, a ainsi annulé une DUP concernant un terrain inconstructible en zone naturelle, estimant que les objectifs poursuivis pouvaient être atteints par des moyens moins contraignants qu’une expropriation.

Contre l’ordonnance d’expropriation, le recours s’exerce devant la Cour de cassation, mais uniquement pour des motifs de légalité externe. Quant à la contestation du montant de l’indemnité, elle relève de la Cour d’appel. Dans ce dernier cas, le propriétaire d’un terrain inconstructible peut notamment faire valoir la perte de jouissance d’un terrain qui, bien qu’inconstructible, présentait une utilité particulière (agrément, exploitation agricole, etc.).

L’évaluation et l’indemnisation des terrains inconstructibles expropriés

L’indemnisation constitue le point névralgique de l’expropriation des terrains inconstructibles. Le Code de l’expropriation pose le principe d’une indemnité « juste et préalable » qui doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation. L’article L.321-1 précise que cette indemnité est fixée d’après la valeur du bien à la date de la décision de première instance, sans qu’il soit tenu compte des modifications intervenues après la date de référence.

Pour les terrains inconstructibles, l’évaluation soulève des difficultés spécifiques liées à la détermination de la valeur vénale d’un bien dont l’usage est fortement restreint. Le juge de l’expropriation s’appuie généralement sur la méthode dite « par comparaison », consistant à se référer aux prix pratiqués pour des terrains similaires dans la même zone géographique. Toutefois, la Cour de cassation a établi une jurisprudence nuancée concernant la prise en compte de l’inconstructibilité dans cette évaluation.

Un principe fondamental a été posé par l’arrêt de la 3ème chambre civile du 18 février 2009 : les servitudes d’urbanisme rendant un terrain inconstructible doivent être prises en compte pour déterminer la valeur du bien exproprié, sauf si elles ont été édictées en vue de la réalisation du projet pour lequel l’expropriation est poursuivie. Cette exception, connue sous le nom de « règle de l’antériorité », vise à empêcher qu’une collectivité ne dévalorise volontairement un bien avant de l’exproprier pour réduire le montant de l’indemnité.

L’indemnité principale, correspondant à la valeur vénale du terrain inconstructible, est généralement complétée par des indemnités accessoires destinées à réparer les préjudices annexes subis par l’exproprié. Ces indemnités peuvent compenser la dépréciation d’un surplus non exproprié, les frais de réemploi ou encore la perte de revenus tirés de l’exploitation du terrain (location, agriculture, etc.).

La méthode d’évaluation des terrains inconstructibles

  • Évaluation par comparaison avec des terrains similaires de même nature juridique
  • Prise en compte de l’utilisation effective du terrain (agricole, forestière, loisirs)
  • Analyse des potentialités résiduelles d’exploitation compatibles avec l’inconstructibilité
  • Considération des servitudes spécifiques affectant le terrain

Un cas particulier mérite d’être souligné : celui des terrains devenus inconstructibles en raison de risques naturels. La loi n° 95-101 du 2 février 1995, dite loi Barnier, a institué un dispositif spécifique d’expropriation pour les biens exposés à certains risques naturels majeurs. Dans ce cadre, l’indemnité est calculée sans tenir compte du risque, ce qui constitue une dérogation favorable au propriétaire. La Cour de cassation, dans un arrêt du 28 novembre 2018, a confirmé que cette évaluation devait se faire comme si le bien n’était pas situé dans une zone à risque, garantissant ainsi une indemnisation basée sur la valeur du bien avant sa dépréciation due au risque naturel.

Les propriétaires de terrains inconstructibles expropriés doivent rester vigilants quant à l’évaluation proposée par l’administration. L’assistance d’un avocat spécialisé et le recours à une contre-expertise peuvent s’avérer déterminants pour obtenir une indemnisation équitable, reflétant la valeur réelle du bien et l’ensemble des préjudices subis.

Les cas particuliers d’expropriation de terrains inconstructibles

Certaines situations d’expropriation de terrains inconstructibles présentent des spécificités qui méritent une attention particulière. L’expropriation pour risques naturels majeurs constitue l’un des cas les plus emblématiques. Encadrée par les articles L.561-1 et suivants du Code de l’environnement, cette procédure permet à l’État d’exproprier des biens exposés à des risques naturels prévisibles menaçant gravement des vies humaines, lorsque les moyens de sauvegarde et de protection s’avèrent plus coûteux que l’expropriation.

Cette forme particulière d’expropriation, financée par le Fonds de prévention des risques naturels majeurs (FPRNM), dit « Fonds Barnier », obéit à des règles dérogatoires en matière d’indemnisation. Comme l’a rappelé le Conseil d’État dans sa décision du 27 juillet 2005, l’indemnité est calculée sans tenir compte du risque, permettant ainsi au propriétaire de recevoir une compensation basée sur la valeur du bien avant sa dépréciation due au risque naturel. Cette approche généreuse vise à faciliter le relogement des personnes concernées et à prévenir les drames humains liés aux catastrophes naturelles.

Un autre cas particulier concerne l’expropriation de terrains inconstructibles situés dans des espaces naturels sensibles (ENS). Les départements, en vertu des articles L.113-8 et suivants du Code de l’urbanisme, peuvent exproprier ces terrains pour préserver la qualité des sites, des paysages et des milieux naturels. L’indemnisation tient alors compte de la vocation naturelle du terrain, mais peut intégrer certaines plus-values liées à sa situation géographique ou à son potentiel écotouristique. La Cour d’appel de Montpellier, dans un arrêt du 15 mars 2018, a ainsi reconnu une valeur significative à un terrain inconstructible en zone littorale, en raison de son caractère remarquable et de son potentiel d’usage pour des activités de loisirs respectueuses de l’environnement.

Les terrains inconstructibles situés en zone agricole font également l’objet d’un traitement spécifique en cas d’expropriation. L’article L.123-4-1 du Code rural et de la pêche maritime prévoit des mécanismes de compensation foncière pour les exploitants agricoles expropriés. Dans ce contexte, l’indemnisation peut inclure non seulement la valeur vénale du terrain, mais aussi la perte de revenus agricoles et les coûts de réinstallation. La Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) joue souvent un rôle d’intermédiaire pour faciliter ces compensations.

L’expropriation dans les zones à fort enjeu environnemental

Les zones à fort enjeu environnemental, telles que les sites Natura 2000, les parcs nationaux ou les réserves naturelles, constituent un cas particulier d’expropriation de terrains généralement inconstructibles. Dans ces zones, l’expropriation peut être motivée par des objectifs de conservation de la biodiversité ou de restauration écologique. La jurisprudence administrative a progressivement reconnu la légitimité de telles expropriations, considérant que la protection de l’environnement constitue un motif d’utilité publique. Le Conseil d’État, dans son arrêt du 9 juillet 2018, a ainsi validé l’expropriation de terrains inconstructibles pour créer une réserve naturelle régionale, estimant que l’intérêt écologique du projet justifiait l’atteinte portée au droit de propriété.

L’indemnisation dans ces zones particulières tient compte de la valeur écologique du terrain, qui peut parfois surpasser sa valeur économique traditionnelle. Les services écosystémiques rendus par le terrain, tels que la séquestration de carbone, la régulation hydraulique ou la préservation d’espèces protégées, peuvent ainsi être intégrés dans l’évaluation. Cette approche novatrice, encore en développement dans la jurisprudence française, s’inspire des principes de l’économie de l’environnement et de la valorisation du capital naturel.

Stratégies et perspectives pour les propriétaires face à l’expropriation

Face à une procédure d’expropriation d’un terrain inconstructible, le propriétaire dispose de diverses stratégies pour défendre ses intérêts et optimiser son indemnisation. La première démarche consiste à s’informer précisément sur le projet justifiant l’expropriation et à participer activement à l’enquête publique. Cette participation permet de formuler des observations susceptibles d’influencer l’avis du commissaire-enquêteur et, potentiellement, la décision finale de l’autorité administrative.

Le recours à un avocat spécialisé en droit de l’expropriation constitue une démarche judicieuse pour naviguer dans les méandres de cette procédure complexe. Ce professionnel pourra contester, si nécessaire, l’utilité publique du projet ou la nécessité d’y inclure le terrain concerné. Il pourra également veiller à ce que toutes les garanties procédurales soient respectées, sous peine de nullité de la procédure. La Cour de cassation, dans plusieurs arrêts récents, a sanctionné des irrégularités dans la notification des offres d’indemnisation ou dans la convocation à la visite des lieux, offrant ainsi des moyens efficaces de contestation aux propriétaires vigilants.

Sur le plan de l’indemnisation, la stratégie optimale consiste à rassembler tous les éléments susceptibles de valoriser le terrain inconstructible. Les documents attestant d’une utilisation effective (bail agricole, autorisation d’exploitation forestière, etc.), les aménagements réalisés compatibles avec l’inconstructibilité (clôtures, accès, plantations), ou encore la proximité avec des équipements publics peuvent constituer des arguments pertinents. Le recours à un expert foncier indépendant permet d’obtenir une contre-évaluation opposable à celle de l’administration.

Dans certains cas, une stratégie alternative à la contestation frontale peut s’avérer plus avantageuse. La négociation d’une cession amiable préalable à l’expropriation permet parfois d’obtenir des conditions plus favorables, notamment en termes de délais ou de modalités pratiques de libération des lieux. Cette approche consensuelle peut également inclure des compensations non financières, telles que l’échange avec un autre terrain ou des droits de construction transférables sur d’autres parcelles appartenant au propriétaire.

Les évolutions jurisprudentielles favorables aux propriétaires

  • Reconnaissance élargie des préjudices indemnisables au-delà de la simple valeur vénale
  • Prise en compte de la perte de jouissance spécifique (vue, tranquillité, accès privé à la nature)
  • Indemnisation du potentiel d’évolution future du statut juridique du terrain
  • Considération des usages alternatifs compatibles avec l’inconstructibilité

La jurisprudence récente témoigne d’une évolution globalement favorable aux propriétaires de terrains inconstructibles expropriés. Dans un arrêt du 12 septembre 2019, la Cour de cassation a ainsi reconnu que la valeur d’agrément d’un terrain inconstructible utilisé comme jardin d’agrément devait être pleinement indemnisée, au-delà de sa simple valeur agricole. De même, le Conseil d’État, dans sa décision du 22 février 2017, a consacré le principe selon lequel l’indemnisation doit tenir compte des perspectives raisonnables d’évolution du statut juridique du terrain, même inconstructible au moment de l’expropriation.

Les perspectives d’évolution du droit de l’expropriation des terrains inconstructibles laissent entrevoir un renforcement des garanties offertes aux propriétaires. La prise en compte croissante des droits fondamentaux, sous l’influence de la jurisprudence européenne, et l’émergence de nouvelles formes de valeur attachées aux espaces naturels devraient contribuer à une approche plus nuancée de l’indemnisation, dépassant la simple dichotomie entre terrains constructibles et inconstructibles. Les propriétaires avisés auront tout intérêt à suivre ces évolutions et à adapter leurs stratégies en conséquence, pour transformer une situation a priori défavorable en opportunité de valorisation équitable de leur patrimoine.

Vers une redéfinition de la valeur des terrains inconstructibles

L’expropriation des terrains inconstructibles s’inscrit dans un contexte d’évolution profonde de notre rapport à l’espace et à la nature. Traditionnellement considérés comme des biens de moindre valeur en raison de leurs limitations d’usage, les terrains inconstructibles font l’objet d’une réévaluation progressive, tant juridique que sociétale. Cette mutation reflète l’émergence de nouvelles valeurs attachées aux espaces naturels et agricoles, au-delà de leur simple potentiel constructif.

Le droit de l’environnement joue un rôle moteur dans cette redéfinition. La reconnaissance juridique des services écosystémiques, consacrée par la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, ouvre la voie à une valorisation économique des fonctions écologiques assurées par les terrains inconstructibles. La séquestration du carbone, la préservation de la biodiversité, la régulation du cycle de l’eau ou encore la prévention des risques naturels constituent désormais des critères potentiels d’évaluation, susceptibles d’influer sur l’indemnisation en cas d’expropriation.

Cette évolution trouve un écho dans la jurisprudence récente. Dans un arrêt novateur du 5 mars 2020, la Cour d’appel de Bordeaux a ainsi reconnu une valeur spécifique à un terrain inconstructible en zone humide, en raison de sa contribution à la préservation de la ressource en eau et à la prévention des inondations. Cette décision marque une rupture avec l’approche traditionnelle qui limitait l’évaluation des terrains inconstructibles à leur usage agricole ou récréatif.

Sur le plan fiscal, cette redéfinition se traduit également par des évolutions significatives. La valeur vénale retenue pour le calcul des droits de mutation ou de l’impôt sur la fortune immobilière intègre progressivement ces nouvelles dimensions. Une instruction fiscale du 30 juin 2021 invite ainsi les services fiscaux à tenir compte de la valeur écologique des terrains dans leur évaluation, y compris pour les parcelles inconstructibles, reconnaissant implicitement que l’inconstructibilité ne signifie pas absence de valeur.

Les nouvelles dimensions de la valeur foncière

Pour les propriétaires confrontés à une expropriation, cette évolution conceptuelle offre de nouvelles perspectives d’argumentation. Au-delà de la simple contestation du montant proposé, ils peuvent désormais mettre en avant la valeur écologique de leur terrain, son rôle dans la trame verte et bleue locale ou encore son potentiel en matière de compensation environnementale. Ces arguments, étayés par des expertises appropriées, peuvent significativement influencer l’évaluation judiciaire.

Les collectivités expropriantes doivent, quant à elles, intégrer ces nouvelles dimensions dans leurs projets et leurs offres d’indemnisation. La transparence et le dialogue avec les propriétaires concernés deviennent des leviers essentiels pour éviter des contentieux longs et coûteux. Certaines collectivités pionnières développent ainsi des chartes de l’expropriation incluant des engagements spécifiques pour les terrains inconstructibles, reconnaissant leur valeur particulière au-delà des critères marchands traditionnels.

À l’échelle européenne, cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus large de reconnaissance de la multifonctionnalité des espaces naturels et agricoles. La Politique Agricole Commune réformée et les instruments de financement du Pacte Vert européen témoignent de cette prise de conscience, qui influence progressivement les pratiques nationales en matière d’expropriation et d’indemnisation.

  • Reconnaissance de la valeur écologique intrinsèque des terrains inconstructibles
  • Valorisation des fonctions de régulation environnementale (eau, climat, biodiversité)
  • Prise en compte du potentiel récréatif et touristique compatible avec la préservation
  • Intégration des perspectives d’usages innovants (agriculture urbaine, énergies renouvelables)

Cette redéfinition de la valeur des terrains inconstructibles s’accompagne d’innovations juridiques et techniques. L’émergence de droits réels de jouissance spéciale, consacrés par la Cour de cassation dans son arrêt du 31 octobre 2012, offre de nouvelles possibilités pour valoriser des usages spécifiques compatibles avec l’inconstructibilité. De même, le développement de servitudes environnementales contractuelles, inspirées des conservation easements anglo-saxons, pourrait à terme influencer les modalités d’évaluation des terrains inconstructibles.

En définitive, l’expropriation des terrains inconstructibles révèle les tensions et les évolutions d’un droit de propriété en pleine mutation. Entre protection des droits individuels et reconnaissance de la fonction sociale et environnementale de la propriété, un nouvel équilibre se dessine. Pour les propriétaires comme pour les autorités expropriantes, la clé réside dans une approche nuancée, reconnaissant la diversité des valeurs attachées à ces espaces particuliers, au-delà de la simple dichotomie constructible/inconstructible qui a longtemps prévalu.